L’hiver en cage est un conte écrit l’été 2020 par Karine Winczura, scénariste et réalisatrice, qui débute dans les strates de la forêt de la Trappe dans le pays du Perche. C’est une incantation contemporaine sur notre rapport à la forêt, un monde miroir.
Arboréales ce sont les déambulations photographiques de JB Rengeval réalisées dans la même forêt à la même époque. Des photographies comme autant de questions sur la réalité de cet espace. Est-ce de la Nature ? Un espace de travail ? Un paysage ? ou tout autre chose…
Texte et photographies se parlent, cohabitent, se font écho, sans hiérarchie. Aucune illustration de l’un vers l’autre, ce sont 2 dimensions d’un univers qui en comporte une infinité.
Le tout aurait dû être exposé à Paris mais la crise Covid en a voulu autrement …
La forêt partait en copeaux.
La sorcière de La Trappe qui y était affectée en perdait son latin.
Une sorcière s’occupe des autres, c’est son boulot. Elle cueille les pousses tendres pour guérir les bobos de l’âme, et les simples pour ceux du corps. Elle encourage les arbres dans leur croissance vers le soleil, elle abrite les déshérités – le temps de se refaire une santé. Elle murmure quelques charmes pour rétablir un peu de justice sociale, quand le peuple se laisse berner trop facilement.
Elle n’est pas chargée du programme de survie environnementale du pays ! Et pourtant, il semble bien qu’elle soit le dernier recours, le dernier croisé, quand les humains saccagent la Nature. C’est en tout cas, ce qui est écrit en caractères minuscules sur l’antépénultième page du recueil de recettes de Ginette Mathiot que des générations de sorcières conservent sur l’étagère de la cuisine.
Un matin, alors que la sorcière de la Trappe pépiait gaiement avec le pinson, un grondement assourdissant de moteurs et de turbines a terrassé la forêt – des craquements terribles ont signé l’agonie des arbres. Des roues immenses enchenillées ont écrasé les traces des chevreuils et des sangliers.
Des appels à l’aide ont explosé dans la tête et le cœur de la sorcière.
Elle n’est pas douillette mais sous la douleur, elle a failli perdre la raison.
Procédure d’urgence 101 de toutes les sorcières : elle s’est accrochée à sa colère, s’est condensée en boule vibrante de fureur, et s’est projetée au devant des envahisseurs. Des usines roulantes – qui avalaient un arbre vivant et recrachaient des granulés… Son bois, le bois maudit, le bois enchanté ! Son bois déchiqueté !
La colère de la sorcière a rebondi sur les coques en métal, s’est fragmentée dans les dents des engrenages, a brûlé de gouttes acides les équipements de protection des ouvriers. Bref, ça n’a rien fait.
Avant qu’elle ait le temps de dire ouf, le chef d’escadron accrochait une feuille dégoutante d’encre synthétique à la porte de sa chaumière – une feuille qui hurlait « évacuation ». On exigeait qu’elle dégage, la sorcière. Comme ça, sans préambule.
Elle a essayé de discuter – on n’est pas sorcière sans avoir du bagout. D’habitude, elle se heurtait à quelques fourches brandies en période creuse, on lui demandait de faire pleuvoir, on prétendait qu’elle faisait tourner le lait des vaches et des femmes – par jalousie, parce qu’elle était pauvre, libre, et qu’elle vivait seule dans les bois.
On voulait parfois la pendre, d’autre fois la brûler – et quelques fois, elle se laissait faire. Ça faisait partie du job.
Ce coup-là, de lui couper son bois, de la bouter hors de la forêt, c’était bien une première, la preuve que les temps changeaient. Sale époque pour vivre de ses sortilèges.
Une sorcière ne peut pas quitter son bois. Sans lui, elle se dessèche, se ratatine et se recroqueville – ne ressemble plus qu’à une vieille coquille de noix creuse. Ça ne sert à personne, une sorcière dans cet état.
La sorcière s’est mise à guetter les bûcherons, noter les heures, les allées et les venues. Elle a jeté peste et chaude-pisse sur eux – ça avait bien ralenti leur besogne. Mais on lui remplaçait ses conducteurs de machine le temps d’un clignement d’yeux ! Une sorcière, même vaillante, a ses limites…
La sorcière a sorti son écritoire, fouillé ses dictionnaires et troussé une missive du meilleur ton administratif à destination du pédégé des bûcherons.
Ça n’avait pas freiné le carnage.
On lui avait renvoyé un courrier lapidaire – du genre aiguisé et contendant. On l’appelait Madame Pauline Vieillefond et on lui servait en quelques lignes un nauséeux brou de salamalecs gratiné aux motifs impérieux et relevé d’astreintes coûteuses.
On lui disait en gros de mettre la clé sous la porte, avec son mouchoir par dessus. L’économie avant tout, le progrès et la croissance, blablabla, qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ?
On a beau s’appeler Pauline Vieillefond et savoir jeter des sorts – le diable est quand même le plus fort, il lui suffit de souffler sur la cupidité humaine pour remporter la partie.
Mais la sorcière avait dans le courrier trouvé une piste intéressante : on lui coupait ses arbres parce qu’il fallait du bois pour se chauffer l’hiver.
Sa chouette Eugénie lui souffla à l’oreille de consulter Malefi-france, site en ligne de doxa sorcière – et de fil en aiguille, de chas en chameau, Pauline Vieillefond finit par mettre l’index crochu sur LA solution.
S’il n’y avait plus d’hiver, il n’y aurait plus besoin de bois de chauffage.
C’est là que les choses se sont corsées…
On n’imagine pas que l’hiver est sexy, et pourtant. Un beau gars, deux mètres douze de vigueur et de bonne humeur. Une barbe rousse qui abrite quelques écureuils et des yeux d’un bleu transparent, comme deux icebergs. Il se nomme Niktaalaq – quelque chose à voir avec la neige dans une langue du froid. Mais on l’appelle plus souvent par son diminutif – Niko.
La sorcière a capturé Niko un jour de solstice.
Meow, le chat de la sorcière, racontera plus tard que Pauline Vieillefond avait vu l’hiver passer, d’années en années. Qu’elle avait rêvé devant la force de sa cognée, le rouge de ses joues, le nuage opaque de son souffle. Elle avait soupiré devant les broussailles de ses cheveux, le paletot rempli de la grande et solide carcasse d’homme. Elle avait suivi les traces des bottes dans la neige, posé ses doigts sur les entailles des souches, escaladé les troncs en tas qui dormaient au coin du bois. Mais quel crédit accorder à la parole d’une bestiole qui attend sa pâtée ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle avait mûri son plan, la sorcière – on ne capture pas une saison sans une bonne préparation. Des œufs d’hirondelle jetés sur le chemin jusqu’à chez elle, des crins laiteux pour lui tisser un maillot magique, un thermos de filtre d’Yseult et une arabesque d’épines plantée sur le seuil.
Ça n’a pas été très compliqué de trouver Niko – c’est toujours l’hiver quelque part, sur terre. La sorcière a verrouillé portes et volets de la chaumière, s’est assise en tailleur sur la table de la cuisine, a réglé sa chouette Eugénie sur quelques heures avant le premier hululement – et hop, d’un bond astral, elle s’est projetée dans les parages du géant verglaçant.
Croyez vous qu’il a été difficile à approcher ? Que nenni. Lassé de sa solitude, dégouté de sa mauvaise réputation, remonté contre les critiques que lui fait l’humanité – trop long, trop rigoureux, trop froid ! Niko était disposé à se laisser séduire. Surtout s’il y avait des œufs d’hirondelle en sus.
L’hiver a donc trinqué et vidé plusieurs chopes de breuvage du thermos, suivi la sorcière, passé le seuil de la chaumière où il s’est mis à l’aise. Dès que Niko a enfilé le chandail de crins, la sorcière a jeté trois gouttes de lait de chouette au sol, et voilà, son sort était celé. Niko ne pouvait plus repartir, piqué dans sa chair rose d’une langueur incoercible.
Une fois l’hiver bien au chaud dans sa masure, elle s’est trouvée un peu encombrée, la sorcière. Que faire de ce géant bonhomme, que lui donner pour l’occuper ? La sorcière ne lui voulait aucun mal, au fond. Elle faisait juste un emprunt, quelques mois, ou quelques années, qu’on lui laisse son bois tranquille, qu’on trouve une autre enclave naturelle à saccager, quelque part loin de son terroir.
... trouver Niko
Les premiers temps, la sorcière usait de magie pour passer près de l’hiver sans se faire remarquer. Il la cherchait des yeux et des mains, mis en appétit dans cette masure où semblait brûler le feu de la passion, il ne causait guère, mais il affichait clairement ses intentions. Il faut dire que la sorcière avait peut être un tout petit peu abusé du filtre d’Yseult…
Niko lui tournait autour sans cesse, et elle n’osait sortir en le laissant enfermé – pas si sûre de la puissance de ses charmes. Il était tout de même une saison, du genre immortelle, et glaçante, qui plus est.
C’est la troisième nuit que tout avait changé – elle s’était relâchée, elle avait ri en voyant les figurines qu’il sculptait dans la motte de beurre livrée par la Ferme Hennequin.
Aux gais grelots de son rire, il avait tendu le bras, et l’avait attrapée sans hésiter.
Elle avait eu peur un instant avant d’être ramenée, serrée, le nez chatouillé par les poils de torse de Niko. Un loquet avait sauté quelque part dans ses entrailles, et la sorcière s’était mise à humer l’odeur de l’Hiver à pleins naseaux. On a beau être sorcière, on n’en reste pas moins fille d’Ève.
Ensuite, ça ressemblait à un grand plat de nouilles, tout s’était enchevêtré, ses bras à lui avec ses jambes à elle, leurs deux langues, et leurs vingt doigts.
Et voilà, il n’y aura pas d’hiver cette année – la sorcière le garde pour elle.
Elle s’est extirpée de cette montagne d’amour en pensant fixement à l’enfant qu’elle voulait. Un enfant de l’hiver – à elle, rien qu’à elle, alors que partout ailleurs, l’hiver ne viendrait pas.
La chouette Eugénie avait fait pivoter sa tête plusieurs fois en signe de désaccord. On ne savait même pas si le plan de la sorcière était bon, et si les bûcherons allaient arrêter leur saccage !
Ce n’était tout de même pas des conditions pour faire un enfant.
Mais la sorcière a fait la sourde oreille.
Elle veut de Niko un enfant.
Pourquoi veut elle un enfant, la sorcière ? ça ne s’explique pas. Le moment est venu. Elle a jeté les carottes et l’oignon dans la soupe, tisonné le feu, et d’un coup, ça lui a pris comme ça, elle a voulu un enfant.
Elle s’est fait prendre à son propre piège.
Hélas, l’enfant ne peut naitre qu’après la gestation, et la gestation ne peut se développer que si le temps continue.
Et le temps s’est arrêté au bout de l’automne.
Au bord du vide, le temps a renâclé, s’est retourné pour appeler l’été, bien fatigué. On a consulté le printemps : était il disponible pour prendre la relève ? ça a parlé, ça a palabré, et à la fin, on y est encore – personne n’est d’accord avec personne, ça n’est jamais arrivé, on n’a jamais vu ça, une année sans hiver ! Si c’est ça, si l’hiver peut s’en payer une tranche, alors toutes les saisons s’emmêlent, et rien ne ressemble à rien.
La sorcière s’est bien gardée de dire que l’hiver dormait chez elle, pourtant. Elle a mis des charmes à ses fenêtres, à sa porte et surtout, à sa cheminée – rien ne sort de la chaumière qui pourrait alerter les saisons impatientes.
Alors le temps s’est arrêté, le temps qu’on se mette d’accord.
En attendant, il n’y aura plus d’hiver, plus d’été, bref, plus de saisons.
Devant cet obstacle de taille, la sorcière a racheté des minutes perdues, sur le grand marché de l’inutile, jusqu’à avoir quelques mois d’avance sur son compte épargne temps. Elle veut faire grandir en elle, en accéléré, la petite graine que ses amours hivernales ont semée. Le soir, pour procéder à sa magie, elle enivre Niko, et profite de son lourd sommeil pour faire sabbat.
Le 29 février de cette année-là, Pauline Vieillefond donne naissance à Nahele – un drôle de petit glaçon, tout bleu – et qui commence à fondre à peine sorti de la matrice.
Angoisse et désespoir !
La sorcière n’avait pas prévu que l’enfant de l’hiver ne pourrait pas survivre à des températures positives ! Alors qu’elle voulait cacher cette naissance à Niko, elle doit illico le mettre au parfum et le libérer de ses charmes : lui seul peut sauver l’enfant !
Hélas, l’hiver, libéré, délivré, n’a pas le gout de reconnaître qu’il s’est fait attraper par une sorcière – comme un bleu !
A sa réapparition, les autres saisons s’esclaffèrent si fort, que l’Hiver d’un coup de poing formidable ouvrit en deux une calotte glaciaire, de rage. Mais, par bonté d’âme, il y plaça Nahele pas encore tout à fait fondu – qu’un fin cordon d’amour reliait encore à Pauline. C’est là que resterait à jamais la trace de ses amours sorcières, suspendue entre vie et mort, hors du temps, loin des hommes.
Le niveau des Océans se mit à monter, augmenté des rivières de larmes versées par Pauline, la sorcière de la Trappe. Bien qu’ayant retrouvé son cœur de glace, Niko consentit à son amante un droit de visite chaque 29 février. Puis drapé de sa fierté, il se changea en une formidable tempête, recouvrit de son corps neigeux le continent polaire et disparut de la circulation.
Si bien que dans la forêt, il n’y eut plus d’hiver du tout pendant un looooonnng moment.
D’abord les arbres poussèrent à foison. Les animaux pullulèrent.
Les hommes avaient beau scier et fendre, le bois poussait plus vite que ce qu’ils arrivaient à couper.
Pauline avait bien obtenu ce qu’elle voulait.
En haut lieu, on avait oublié la Vieillefond, dossier enseveli sous les réglementations venant de Bruxelles et la panique d’une fin du monde consumériste connu. On lui laissa donc l’usage de son cabanon.
Les années passant, Pauline racornit.
Elle s’occupait de nouveau des autres, réglait leurs petits et grands tracas, se réjouissait de voir les femmes rayonner de puissance. Mais elle n’avait plus l’amour du métier comme avant. La fougue l’avait quittée.
A tout moment, elle tâtait avec tendresse le froid filin qui la reliait au bébé congelé. Maintenant, quand elle dormait, ses membres bleuissaient, elle rêvait de blancs miroitants et du chant des baleines. Au réveil, son souffle dessinait des cristaux dans la chaumière.
Un matin, alors qu’elle caressait le cordon éthéré qui la reliait à son enfant mort né, elle entendit gratter à la porte de la chaumière. La relève était arrivée.
Pauline poussa un long soupir et tomba en poussière, ou plutôt s’envola en nuage bleuté pour rejoindre Nahele au cœur des glaces éternelles.
Dans le cabanon, s’avança Ange Leslie Zoé, son carnet à la main, tout à fait satisfaite de trouver des toilettes sèches et d’épais murs en bauge.
Son premier travail de sorcière du bois serait d’évacuer les engins massifs qui rouillaient depuis que les hommes avaient consommé la dernière goutte de pétrole.
Elle nota d’aller ensuite encourager les quelques oliviers, les deux mimosas, et la poignée d’orangers qu’elle avait aperçus sur le chemin.
L’hiver disparu, la forêt allait changer de visage…
FIN